- HRP:
Je plaquai la paume contre l'écorce grise d'un tronc, la mâchoire crispée. Enjambant une haute racine. Jetant perpétuellement quelques regards noirs dans mon dos, au sein d'un rien stagnant.
Terre Rouge n'était plus très loin, mais cette idée me déplaisait davantage que je ne l'aurais cru. Qu'apportai-je avec moi ? Comment savoir si l'horreur qui avait avalée mon compagnon ne cherchait pas à me suivre ? Étais-je raisonnable, en pensant qu'elle ne pourrait pas se frayer de chemin parmi les arbres ?
La vérité était la suivante : il fallait que je refuse les pensées raisonnables, les douceurs rassurantes, les persuasions optimistes navrantes. Si je voulais, par exclusion absolue, par principe inviolable, interdire toute nouvelle occurrence d'un tel désastre, il fallait que je m'interdise aussi certaines facilités de vie.
Les efforts que je faisais jusqu'à maintenant étaient insuffisants. Il fallait que je les dépasse, pour me donner la capacité de protéger mes camarades. Il me fallait être plus vigilant et plus efficace : ne plus faire la moindre erreur, jamais.
Ainsi, ce que j'avais à faire, c'était de m'armer devant toutes les éventualités.
L'éventualité selon laquelle le monstre m'aurait suivi jusqu'ici devait être envisagée, et je devais la prendre en compte. De cette manière, j'en tirais la conclusion suivante, tout en essuyant mes lèvres avec mes doigts : il fallait que je rejoigne les autres, pour les prévenir et les protéger, et si jamais le monstre venait jusqu'à Terre Rouge je leur dirais de s'enfuir pendant que je resterais à lui faire face.
C'était ainsi.
Mes pupilles fixaient devant moi, repérant quelques signes familiers dans le paysage : un buisson, un rocher, un arbre couché.
Terre Rouge était juste à côté.
Un dernier coup d’œil circulaire, pas de trace d'une énorme forme sombre qui me poursuivrait. J'avais les poings serrés, désarmés. L'absence de ma lance se faisait sentir. Je me revoyais la lâcher dans le lac pour prendre la jeune femme sur mes épaules. Un sacrifice utile.
Après quelques pas, l'odeur du feu, il me suffisait de contourner le tronc du pommier pour voir et entrer dans le campement. J'avais peur, j'avais honte. Une rage rugissait en moi. Et je contournais le pommier, la mine abattue.
Andorah était là, près du feu, c'était elle qui avait monté la garde avec Sevin cette nuit, si mes souvenirs étaient bons. Sevin devait également être dans le coin, je devinais par un simple coup d’œil que quelques membres de la troupe manquaient, dans les quelques abris. Dula, Abh et Konol avaient du partir aller chasser. J'étais livide, le visage tremblant, alors que je m'approchais d'Andorah. Puis les jambes flageolantes, je tombais à genoux, des larmes perlaient au coin de mes yeux.
- Atalant est mort. dis-je simplement à la femme, le ton chavirant.
Elle nous avait vu partir tous les deux, le matin même. Je lui avais dit que nous allions boire parce qu'Atalant ne se sentait pas bien.
Machinalement, je regardais derrière-moi, surveillant.
- Un monstre énorme l'a bouffé. grinçai-je, démuni.
Je crois qu'il ne m'a pas suivi, mais je ne sais pas. Je respirai fort, ramenant mon attention vers Andorah, comme si mon avoeu me permettait de réaliser ce qu'il venait de se passer. Ma voix devenait plus rapide.
- Je ne sais pas quoi faire, avouai-je.
Je ne sais pas quoi faire, est-ce que tu crois qu'on doit tous s'enfuir ? Se cacher dans des grottes ? Si ce truc arrive jusqu'ici, on est tous morts : on est, tous, morts. Il est plus grand que le pommier. On ne peut pas se battre contre ça. Je ne sais pas quoi faire... Je ne sais pas quoi faire.Je secouai la tête de gauche à droite.
Un aveu de faiblesse, décevant pour moi-même. Je ne voulais pas qu'Andorah voit ça de moi, je ne voulais pas qu'elle m'imagine perdu, qu'elle m'imagine incapable de décision. Mais j'étais incapable de contenir la violence de ce que je venais de vivre.
J'espérai seulement qu'on agisse pour moi, qu'on me dise quoi faire, pour une fois. Que les autres se réveillent, qu'ils comprennent tous la situation.