Les jours passaient, et toujours, le soleil se levait, imperturbable. Les autres allaient et venaient, nous avions presque constitué une petite réserve de nourriture, de quoi tenir malgré notre nombre. Kahraman avait ajouté quelques motifs sur ses poteries, et moi j’avais commencé à graver la silhouette d’une tête de bouc sur mon bâton. Elle était loin d’être parfaite, mais on reconnaissait l’animal, alors j’étais content de moi.
Toutefois, il y avait quelque chose dans le calme de la situation qui me dérangeait. J’avais été témoin des choses qui vivaient dans la vallée, de la mort qui rôdait, et je n’étais pas le seul. Et malgré les guetteurs que nous observions au loin, une routine presque paisible s’était installée. Comme les autres jours, je partais à l’aube, avant tous les autres, ainsi, je pouvais laisser l’autre moitié de la journée à la chasse de Shabh. Gesren et Néphara avaient l’air de s’habituer à nous et participaient à la sécurité du clan.
Près de l’eau, j’étais toujours aux aguets. Le Lac ne me revenait toujours pas, et les créatures scrutaient ses abords. Parfois je cherchais des yeux un homme s’agitant dans l’onde, une âme à sauver ou à guider, mais jusqu’à présent, je n’en avais pas revu. J’étais devenu plus efficace à la pêche, je me débrouillais pour ne jamais revenir les mains vides, quitte à y passer plus de temps. C’était assez ironique au fond que j’ai choisi comme source de nourriture ce que je craignais le plus dans cette vallée.
Je m’efforçais de ne pas y penser et pour faire passer l’attente, le temps que les poissons se montrent, je continuais mon travail sur le bâton. Je l’avais solidifié en le chauffant légèrement, une idée de Daedwyg. Le haut était plus épais et me laissait un peu de surface à décorer. Comme c’était Ka qui m’avait conseillé cela, j’avais commencé par lui, chose logique. Le bouc était là pour lui. Plus tard j’ajouterais Ard, Shabh et Kahraman, la chouette, l’ours et l’hirondelle, les autres suivraient.
* * *
J’avais attrapé trois poissons, mais je m’étais déjà absenté longtemps et je décidai de rebrousser chemin. Je repartis donc en direction de la grotte. C’était rare que je fasse le chemin seul, rare et imprudent. J’étais généralement accompagné de Daedwyg ou Kahraman : à défaut de pouvoir nous battre, nous semblions sans doute un peu moins vulnérables à deux.
La chaleur était toujours aussi étouffante et une fine pellicule de sueur recouvrit vite ma peau. Les sons de la vallée semblaient assourdis, étouffés par le soleil qui ne perçait qu’à peine les nuages. L’herbe sous mes pieds était tiède, la terre formait une couche de poussière qui volait lourdement à chacun de mes pas. L’atmosphère était moite.
Je les aperçus devant moi, silhouettes de noir se découpant sur l’ocre ambiant. Ils étaient trois, et ils étaient dangereusement proche du camp. Le plus proche de moi me faisait face et me fixait d’un air vide, comme à leur habitude. Les deux autres se retournèrent en m’entendant arriver. Une seconde passa, laissant le nuage de particules retomber. Je n’avais pas peur d’eux, mais je ne savais pas qui se trouvait au camp, je ne pouvais pas prendre le risque qu’ils tombent à trois sur l’un d’entre nous, ou qu’ils reviennent pendant la nuit. Alors je fis ce qu’ils attendaient de moi, je me mis à courir, dans la direction opposée de celle de la grotte.
Ce fut efficace, je les entendis sur mes talons, et je me concentrais sur mon souffle pour tenir. Je maîtrisais la situation, après tout, ce n’était pas la première fois. Je filais à toute allure vers le Lac. Mon bâton me ralentissait mais il était hors de question que je le lâche, et puis une fois vers l’eau, je pourrais me mettre à l’abri plus facilement. L’un d’entre eux était proche mais je le maintenais à distance, il fallait que je les conduise plus loin encore.
L’étendue d’eau apparue, scintillante, et je me ruais dedans jusqu’au-dessus de la taille. Comme précédemment, ils avancèrent dans l’eau mais s’arrêtèrent avant moi. Au lieu d’en profiter, je continuais d’avancer, longeant la rive, les attirant à moi, plus haut, vers la forêt.
Je commençais à fatiguer, l’excitation retombait et mes forces s’évaporaient avec, j’avançais de la sorte depuis un long moment déjà. Je me dirigeais vers la terre ferme. Les guetteurs étaient toujours, là, mais ils étaient restés plus éloignés, et deux d’entre eux semblaient avoir fait demi-tour. Le dernier était à mi-distance entre ses semblables et moi, comme s’il s’était plus acharné que les autres et qu’il avait mis du temps à reculer.
Je ne lui laissais pas le temps de considérer la situation et je me retournais brusquement vers lui, le toisant du regard. Je n’avais pas peur d’eux, comme je l’avais dit, mais maintenant, c’était à eux de l’apprendre. Sans réfléchir, je fonçais droit vers celui était le plus proche de moi. On aurait pu me traiter d’idiot, d’inconscient ou de fou, peu m’importait. Peu m’importait qu’ils soient trois contre moi seul, ces choses n’attaquaient que les êtres vulnérables et en sous nombre et pendant un bref instant, j’avais la conviction, l’illusion peut-être, que ce n’était pas moi qui était vulnérable, mais eux. Je n’étais pas en rage, malgré les apparences, je jouais simplement un rôle, mais cette fois, j’étais le chasseur, pas la proie. Je hurlais en courant, fonçant droit sur le monstre. Les autres seraient trop loin pour intervenir, si jamais ils se retournaient, je serai dans le Lac ou entre les arbres avant eux.
- VA T’EN. PARS MAINTENANT ! J’arrivais à son niveau, et je ponctuais ma phrase d’un mouvement sec du bâton qui visait l’épaule de la créature, si elle ne détalait pas. Je ne cherchais même pas à la blesser, je n’en avais pas l’intérêt, je voulais juste qu’elle arrête de me suivre.