J'étais parti d'assez bonne heure, emportant avec moi quelques morceaux restant du poisson incroyable que Varl et moi (surtout Varl il fallait l'admettre) avions pêché. J'étais d'une humeur étrange, mais toute ma raison avait beau me répéter que je ferai mieux de rester au Bosquet, j'étais décidé. Il fallait que je continue ma route, que je trouve des réponses, que je rencontre les autres. Nous serions tous plus forts à savoir qui était où.
Je prévoyais de faire le tour du lac, c'était ma principale source de nourriture et d'eau et quelque chose en moi ne semblait pas vouloir s'en détacher. J'étais irrémédiablement attiré par ses profondeurs cauchemardesques... L'eau était tranquille et je songeais aux visages de ceux que j'avais rencontré pour me réconforter. J'étais heureux de les connaître. C'était peut-être idiot après une journée, mais j'avais l'impression d'avoir le réflexe stupide de m'attacher bien trop vite aux êtres que je rencontrais. Heureusement que je n'avais pas connu Corwall... Sa mort m'aurait sans doute affecté.
Je ne marchais pas bien loin, et quand le soleil fut haut, je m'assis à l'ombre d'un arbre afin de prendre mon repas. Mon ventre gargouillait déjà depuis un certain temps et je fus soulagé d'enfin pouvoir manger. Devant moi se dressait une falise escarpée qui peu à peu se changeait en pente plus praticable. Je n'avais nulle envie de me rompre le cou là-dedans, et bien que l'idée soit tout aussi désagréable, je décidais de marcher plus près de l'eau.
La sensation d'être observée ne tarda pas à se faire sentir et mes cheveux se dressèrent sur ma nuque en songeant à la créature qui m'avait pris en chasse la dernière fois que j'avais eu l'idée de marcher en solitaire. Je n'étais vraiment qu'un sinistre imbécile. Je sursautais intérieurement en voyant une ombre glisser sur le côté. Je décidai néanmoins de ne rien laisser paraître et je continuai comme si je n'avais rien vu. Je serrais si fort mon bâton que les jointures de ma main blanchirent.
* * *
Il glissait sur les pentes rocheuses plus qu'il ne courait. Il était agile, vif, rien ne pourrait l'arrêter. Il était le vent de nuit, il était fier. Et même sous les pâles rayons du soleil, il était l'oiseau nocturne, le prédateur des ténèbres. Il sourit à cette idée. * * *
Soudain, la silhouette noire sortit de sa cachette et fondit vers moi. Instinctivement je me repliais afin de garder mon équilibre après l'impact et je m'apprêtais au combat, les yeux plissés... Mais la l'ombre ne s'arrêta pas à moi et continua plusieurs mètres derrière avant de se jeter sur le sol.
Je restais dans la même position, ahuri. Je devais avoir l'air parfaitement stupide.
Finalement, je me retournais et détaillais l'homme agenouillé derrière moi. Il tenait une sorte d'écureuil à la main et un coutelas de pierre taillé ensanglanté dans l'autre. Je fis un pas un avant.
-Hmm... Bonjour ? Il m'ignora totalement, et continua d'essuyer son poignard avant de le rattacher à sa ceinture soigneusement. Finalement il leva la tête vers moi, et me fixa un instant avant de me tourner le dos et de repartir d'où il était venu.
- Eh ! Mais attends ! - Qu'est-ce que tu veux ? Je restais stupéfait devant sa question. Comment ça qu'est-ce que je voulais. Je lâchais presque malgré moi sur un ton étonné plus qu'agressif.
- Je ne sais pas, ça ne t'étonne pas de croiser quelqu'un ici toi ? - Plus vraiment. - Tu connais beaucoup de monde ? Ça fait longtemps que tu es là ? Il leva les yeux au ciel. Il était plus que clair que je le dérangeai mais il ne me chassa pas pour autant lorsque je lui emboîtais le pas.
- Pas grand monde. Plusieurs jours. Pourquoi tu me demandes tout ça ? - Je m'appelle Salim, je n'ai pas croisé grand-monde ici. Tu vas où ? Il s'arrêta alors de marcher avant de se tourner face à moi. J'eus l'impression qu'il me jaugeait.
- Je vais au camp. Viens avec moi si tu en as envie, mais arrête de parler. Un camp ? Allons donc, des gens en plus, pour sûr que j'en étais. A espérer qu'ils n'étaient pas tous aussi rèches que lui.
- Pourquoi ? Et tu t'appelles comment ? Je répondis à son regard exaspéré par un grand sourire. Il poussa un léger soupir avant d'ajouter.
- Shabh. Je ne parle pas aux étrangers. Ce qui voulait plus ou moins dire "tu es atrocement pénible, vas-tu enfin te taire sale moustique irritant si je te donne mon nom ?".
ARD
Je suivis le chasseur sans dire un mot. Je ne comprenais pas bien le concept "d'étranger". Ne l'étions nous pas tous en quelques jours ? Néanmoins, je ne trouvais pas d'autres questions à poser et je me résolus à garder le silence.
Nous arrivions désormais en contrebas de la falaise que j'avais aperçu auparavant. Un chemin rocailleux semblait zigzaguer le long d'une pente escarpée et mener en haut du plateau. Shabh s'arrêta.
- Attends ici.Je haussais les sourcils, me demandant bien ce qu'il pouvait trouver à cet endroit car je ne voyais aucune trace de vie. Je restais toutefois à ma place et je le regardais s'éloigner. Je mis un peu de temps à comprendre qu'il venait de disparaître dans une faille taillée dans la falaise tant celle ci était bien dissimulée. C'était la première fois que je voyais une aussi bonne cachette ! Quelques instants passèrent et puis une nouvelle silhouette s'extirpa du portail de fortune.
C'était une femme à la peau brune et aux cheveux d'argent. Elle était beaucoup plus petite que moi et elle me semblait avoir vécu tous les âges de la terre. Elle s'arrêta à un mètre de moi et posa ses prunelles dorées sur moi. Les plis aux coins de ses yeux lui donnaient un air souriant. Et puis sans me prévenir elle me prit la main et se mit à l'examiner avec attention. Le geste n'était pas brusque et bien que j'en fus saisi, et je ne protestais pas. Elle remonta sur mon bras, fit un tour autour de moi et toucha ma tempe du bout du doigt. Comme j'allais parler, elle posa son index sur ma bouche pour me signifier de garder le silence. J'ignorai pourquoi je le fis. Il y avait dans ses mouvements quelque chose d'apaisant, plus que jugé et observé je me sentais découvert comme si la peau de mon visage reflétait mon âme.
Au bout de quelques secondes, elle fit un pas en arrière.
- Suis moi.Sa voix était grave, à la fois douce et rocailleuse, et comme hypnotisé je suivis sans broncher. Je n'avais pas prononcé un mot. Les gens d'ici semblaient donner beaucoup d'ordres, mais j'étais étonnamment docile.
Je restais bouche bée à l'intérieur de la faille. Les restes de braise d'un feu éclairaient les parois luisantes d'une grotte. Mais ce n'était pas le plus stupéfiant : de longues bandes cristaux blancs étincelants zébraient les murs et le sol à certain endroits et la faible lumière rouge s'y reflétait, l'atmosphère était magique. Au bout, je constatais qu'une flaque d'eau s'était formée, sans doute stagnait-elle là en raison des pluies. Je fis quelques pas à l'intérieur, le silence était impressionnant.
Shabh était assis près du feu, occupé à dépecer le petit animal qu'il avait chassé. Il ne leva même pas la tête lorsque je me tournais vers lui. La femme reprit la parole :
- Je suis la Vieille Ard. Même si Shabh s'indigne chaque fois que je me présente de la sorte.Elle eut un petit rire, mais le chasseur n'ajouta rien. A la lumière du feu, je lui trouvais en effet les traits encore plus creusés et les rides plus profondes que je ne l'avais remarqué à l'extérieur.
- Je suis Salim, je suis pêcheur et voyageur.Du moins j'en avais décidé ainsi.
- Et où voyages-tu donc ?- Partout où je pourrais aller sur ces terres.- Dans quel but ?- Comprendre les choses.Elle se tut en entendant ma réponse, Shabh eut un piaffement méprisant. Je me tournais vers lui.
- Tu crois que je n'en suis pas capable ?- Je crois que tu es cinglé. Il n'y a rien à tirer de ce fichu pays. Rien d'autre que la mort et la pourriture.A ces mots, il se leva et sortit de la grotte. Je restais interloqué.
- Pardonne le. Il a eu des jours difficiles.Je soupirais.
- J'ai l'impression que c'est le cas de tous ceux que je croise.Ard s'approcha du feu mourrant avant de s'asseoir. Une grimace passagère traversa son visage. Elle dut voir sur mon visage que j'avais remarqué car elle ajouta :
- Oh ne t'en fais pas pour moi, ce ne sont que mes articulations qui refusent parfois de coopérer agréablement.Je vins m'asseoir à côté d'elle.
- Depuis combien de jours êtes-vous ici ?- Moi ? Ou nous ?- Les deux.- Je suis là depuis treize jours maintenant. Kahraman, que tu n'as pas encore rencontrée, m'a trouvée deux jours plus tard. Et Shabh nous a rejoint deux jours après encore.- Et c'est tout ? Depuis vous restez ici ?Elle plissa les yeux. Lorsqu'elle parla, ce fut d'un ton beaucoup plus grave.
- N'imagine pas que nous nous terrons ici par peur, que nous nous cachons de ce monde. Chacun de nous a un dessein. Chacun de nous le réalise comme il peut.- Quel est le vôtre alors ?- Mourir en paix.Je ne sus que répondre.
- Kahraman a juré de me protéger, et Shabh de protéger Kahraman. Jusqu'ici, le cercle était bouclé.- Et je viens briser ce cercle ?- Non, tu peux aussi venir l'agrandir. L'embellir. Regarde.Elle ramassa le crâne de l'écureuil.
- Tu vois, son ombre, ce n'est qu'un cercle. Mais derrière, il n'y a que la mort. Je ne veux pas d'un cercle comme celui-ci.- Le Soleil est un cercle lui aussi.- Tu comprends vite, c'est bien.Nous restâmes assis de la sorte pendant plusieurs longues minutes, sans ne rien ajouter, réfléchissant à nos propres mots, au cercle de la vallée, à son sens.
- Je ne peux pas rester ici. J'ai rencontré un autre groupe, plus bas. Ils m'ont accueilli, et nourri. Mais je ne peux pas rester. Ca me rendrait fou, ne pas chercher.- Tu n'as pas besoin d'être dans cette grotte pour être avec nous.- Mais...- Chut. Ecoute. Ici, nous sommes tous un peu cassés, nous tenons parce que nous sommes ensemble, mais quelqu'un nous a oublié sur cette terre, et c'est tout ce que nous sommes, des laissés pour compte. Le plus important désormais, c'est se souvenir. Se souvenir du nom des disparus, du temps qu'il faisait hier, ou que nous valons mieux que tout cela.Kahraman
Nous fûmes soudain interrompus par un bruit de pas leste. Une jeune femme entra dans la grotte, un lapin à la main. Elle s'arrêta net à ma vue, et jeta un coup d'oeil à Ard. Celle-ci dut lui faire un signe quelconque car elle se détendit aussitôt et vint nous rejoindre près du feu. Elle s'assit en tailleur et commença à peler le lapin.
- Moi c'est Kahraman. Je fais les pièges avec Ard. Bienvenue.Elle avait prononcé ça sans même me jeter un regard, comme si j'avais toujours été présent.
- Tu sais faire quoi toi ?- Euh... bah...- Salim pêche, et il voyage.- Ah c'est bien la pêche. Les lapins ça nourrit pas tellement. Tu as déjà pêché des gros poissons ?La coincidence était amusante, mais je ne savais pas vraiment si j'avais envie de raconter que j'avais failli me faire traîner vers le fond du lac par une sorte de gigantesque poisson visqueux.
- Si on veut, je suis pas expert.- Tu restes avec nous alors ?Ah voilà la question que j'attendais. J'avais peur qu'elle ne la pose jamais, tant elle semblait prendre le fait comme une évidence.
- Un peu, si vous voulez bien.- Comment ça un peu ?Elle s'était brusquement arrêtée et me regardait avec une expression de colère farouche. J'eus instinctivement un mouvement de recul.
- Salim voyage, c'est ce qu'il fait.- Oh d'accord.Kahraman semblait désormais tout à fait calme. Ces trois là m'avaient l'air sacrément bizarre, mais ils avaient quelque chose d'attachant, à être si proches. Shabh aussi, même si l'affection ne semblait absolument pas réciproque.
Ard attrapa un ensemble de tige qui était posé sur le côté et commença à tisser. Je me sentis intru et inutile au milieu de ces deux femmes occupées. Elle dut le remarquer car elle ajouta aussitôt :
- Salim si tu veux, va donc au lac chercher de l'eau pour ce soir, ou même pêcher, fais ce que bon te semble.